Des regards en miroir (par Émilie Lebel)

Retours sur une expérience de critique collaborative de spectacle, avec le Département du Val D’Oise

Émilie Lebel. Médiatrice culturelle - Enfance, Art et Philosophie.

Mars 2019. Sur la scène de l’Espace Sarah Bernhardt de Goussainville, des applaudissements retentissent, le spectacle Belladona vient de s’achever. Dans la salle, les médiateurs culturels et les animateurs socio-culturels de l’Est Val d’Oisien comptent parmi les spectateurs. En formation « Animation & Critique collaborative de spectacle », ils s’apprêtent à aller à la rencontre des publics pour recueillir leur ressenti. L’occasion d’ouvrir un espace de dialogue pour revivre la pièce et partager ce qu’elle a touché en soi, ou pas. Une trentaine de retours collectés et un écrivain, Joël Kérouanton, missionné pour restituer la pluralité des sens exprimés. Un mois plus tard, je reçois l’invitation à venir participer au dernier rendez-vous de la formation pour entendre cette critique, en mesurer sa portée et sa lisibilité. Une question m’anime pour répondre à cette invitation : comment rendre compte d’une expérience sensible lorsqu’elle est vécue collectivement ?


La critique résonne habituellement par l’évaluation objective d’un objet esthétique pour en mesurer sa valeur, en discernant sa puissance et ses lignes de fracture. Un exercice individuel où l’on vient livrer une analyse descriptive nourrie de ressentis et d’interprétations.
Ainsi, la restitution collaborative — rendre compte de la diversité des sensibilités, des points de vue et des histoires — d’une expérience singulière paraît complexe. À quel endroit l’écrivain se place-t-il dans son écriture et où se situe la frontière entre sa voix et celle des spectateurs ? Comment faire entendre la voix de chacun sans l’étouffer ou la détourner de son sens ? Je me demande en quoi cette multiplicité de regards a une valeur critique et quel serait le fil directeur qui en assure sa cohérence.

CONTEXTE
Lorsque Cécile Gaillard-Reverdy, responsable de l’unité publics et territoire au sein de la Direction de l’action culturelle du Conseil départemental du Val d’Oise, me propose de faire la critique d’une critique collaborative sensible, j’ai besoin de me représenter l’enjeu de cet exercice. La critique d’une critique… ?! Faire une critique, d’accord. Mais faire la critique d’une critique, dans un format peu habituel puisque collaboratif et sensible, drôle d’exercice.

Médiatrice culturelle passionnée par mon métier, je me questionne perpétuellement sur l’expérience du spectateur et la manière dont on la nomme et la valorise. Aussi, me prêter à cet exercice m’interpelle tout particulièrement. De plus, c’est un spectacle jeune public et je m’intéresse à ses différents niveaux de lecture. Un spectacle destiné aux enfants pose des questions à l’adulte qui l’accompagne. Que percevons-nous d’un spectacle jeune public ? Comment, en tant qu’adulte, accompagner le regard d’un enfant ? Qu’en dire, qui ne serait ni trop, ni trop peu…

SE REGARDER REGARDANT
Quand j’arrive à la formation, je ne sais pas précisément à quoi m’attendre… ni où me situer. Je ne suis plus médiatrice culturelle dans une structure du Val d’Oise mais une indépendante invitée. Au même titre que les autres médiateurs, je décide de me laisser porter par le protocole proposé par Joël, afin de découvrir cette critique en cours d’élaboration. Je m’amuse à naviguer entre « faire » et « regarder faire » sans connaître encore la démarche de Joël qui va dans ce sens.

Une première lecture collective nous permet de découvrir la critique, composée d’une succession de courts poèmes. Puis, nous expérimentons la réécriture de cette critique en extrayant les poèmes de notre choix et en les réordonnant à notre façon.
Ce travail offre une vraie plongée en conscience des choix que nous faisons, ou pas. Choisir un poème qui nous attire ou nous agace est déjà un parti pris pour donner à entendre une pensée, un ressenti, une opinion. L’occasion de voir avec lucidité et embarras les attentes que l’on a pour les publics ou les jugements inconscients de ce qu’ils devraient aimer, comprendre, saisir. Ces constats posent des questions éthiques : comment, dans une critique, expliciter un propos avec lequel nous ne sommes pas d’accord ? Quelles règles se fixe-t-on à soi-même ?
À travers le processus que Joël nous fait éprouver cet après-midi de mai, il révèle sa démarche de : « se voir en train de faire », et ainsi prendre conscience de nos filtres. C’est ce qu’il explique en affirmant : « Ce n’est pas toujours que ce que l’on regarde qui est intéressant, c’est parfois la manière dont on le regarde ». C’est précisément à cet endroit que la médiation à l’œuvre est un enjeu : accompagner une personne à rentrer en dialogue avec une œuvre, l’aider à prendre confiance en ses capacités de déchiffrage en ne cherchant pas des réponses qui viendraient de l’œuvre ni de références culturelles mais bien de son intime.

L’œuvre révèle l’expérience de vie des spectateurs — tel pourrait être son enjeu. Elle invite à la co-réflexion avec les pairs spectateur. Non plus sur un détail technique ou une expertise descriptive, mais bien sur un vécu, une émotion — l’essence même du spectacle vivant. Umberto Eco, dans L’œuvre ouverte développe justement l’idée que l’œuvre contemporaine porte en elle une

ouverture rendant possible une variété d’interprétations de la part du spectateur, en fonction de sa vision du monde. Le lecteur, auditeur ou spectateur n’est pas passif face à une œuvre mais il collabore à cette dernière en exerçant sa sensibilité personnelle et sa culture pour déchiffrer la forme originelle conçue par l’auteur.

Le médiateur professionnel ou l’adulte accompagnateur ont cette responsabilité commune : activer ce processus de « se regarder regardant », une clé pour prendre conscience de ses propres filtres et valoriser son regard.
Il en est de même pour l’écrivain et l’exercice critique. Être conscient de ses choix pour livrer une parole subjective.

DIRE LES VOIX DES SPECTATEURS
Ce jeu de réécriture m’a permis de plonger dans le corps du texte et d’en livrer mon analyse. La critique débute par un premier poème qui pourrait tout autant faire office de début que de fin :

Que reste-t-il.
Du spectacle.
Belladona.
Quand on a tout oublié ?

Ce poème est immédiatement suivi par un second :

Si mes yeux.
Sont augmentés
D’une trentaine d’yeux.
Sont-ce mes yeux ?
Qui écrivent ces mots ?

La proposition de Joël de montrer immédiatement que son écriture est empreinte de trente regards — avec lesquels il a collaboré — situe la tonalité de la critique, l’endroit de l’écriture. C’est un point de départ clair qui permet d’avoir conscience de la multiplicité des regards.
De cette critique en poésie, j’opterais pour donner à voir « la confusion du spectateur », les « voix off qui se bousculent dans les têtes » mais également les « dissensus avec les autres spectateurs ».
Sensation assez déroutante pour certains mais il semble intéressant de s’interroger sur ce qu’elle révèle. Raconte-t-elle quelque chose du spectacle ou des spectateurs ? Est-elle un critère pour mesurer l’impact d’un spectacle sur le public ? Si les avis ne sont pas clairement opposés ou en tension, la pièce ne serait pas assez percutante ? Ou cette absence de dissensus révèlerait-elle plutôt une communauté de spectateurs qui accueille la multiplicité des points de vue sans menace ? Lorsque l’on peut exprimer librement son ressenti et qu’il est accueilli, peut-être n’avons-nous plus besoin de défendre avec férocité ce qui nous touche intimement. Cela serait un joli constat pour Cécile Gaillard-Reverdy et Joël Kérouanton qui mènent cette formation depuis cinq années.

UNE CRITIQUE COLLABORATIVE A-T-ELLE LE POIDS D’UNE CRITIQUE ?
Lectrice d’une critique, j’ai besoin dans un premier temps d’images claires pour me représenter la pièce. Je préfère m’appuyer sur des éléments concrets, solides, de l’ordre de la description avant de parler des sensations. C’est un pas vers l’autre, une invitation à lui donner des balises avant de l’emmener sur le chemin plus personnel du ressenti.

Dans la critique collaborative de Belladona, je découvre la présence de danseuses, de la vidéo, de costumes avec une perruque de cheveux très longs. J’ai ensuite besoin de m’imprégner de la perception du spectateur. Dans le cas de cette critique, il s’agit d’une variété de ressentis : ceux qui ont été mal à l’aise, ceux qui ont adoré, ceux qui n’ont rien compris, ceux qui se questionnent sur comment on accompagne un enfant (une dimension qu’il est essentiel de faire apparaître pour moi car elle pose les questions développées plus haut). La variété des regards rend compte de la pièce à différents niveaux. Qu’il s’agisse du point de vue descriptif, rythmique ou poétique, nous parvenons ainsi à nous représenter des images et des ambiances. Et c’est en cela la force de ce texte. Il donne à voir la multiplicité des regards et les contradictions qui la composent de manière cohérente et lisible pour le lecteur.

Cette critique collaborative raconte bien le processus d’une expérience sensible collective. Le choix d’une succession de courts poèmes créé une forme chorale qui permet d’entendre la voix de chacun. Les voix off et les impressions qui ne sont pas uniformes. Il y a une multitude de points de vue, tramée par des accords et des désaccords. Des points de vue qui résonnent entre eux ou pas, qui se contredisent ou s’enrichissent selon leur agencement en miroir ou en écho. C’est cette confrontation de regards qui donne de la profondeur au propos global. Après cette formation, Joël fera certainement des choix d’agencement des textes pour créer du relief et du répondant en fonction de ce qu’il décide de mettre en valeur, en sourdine ou en exergue. Là est la liberté de l’écrivain et son positionnement.

Ce texte a valeur de critique. De façon sensible, à la manière d’un kaléidoscope, il invite à assister au spectacle en donnant matière à se le représenter. En rendant compte de la multiplicité des ressentis, il vient dire l’expérience de spectateur : une expérience solitaire qui vibre lorsqu’elle se partage avec les autres.