Les éblouies

“Les éblouies”, Cie Nadja - Lydia Boukhirane, 2009.

Trois. Elles sont trois. Habillées de noir. Sont sourires. Sourire un peu niais mais sourire quand même. Tout est beau. Tout est bien. Elles éblouissent. Elles s’éblouissent. Des grâces ? Pas vraiment. 1 - Elles ne sont pas dénudées comme les grâces de Rubens. 2 - Elles ne président pas aux banquets comme le veut la tradition. 3 - D’elles n’émane pas la joie. Plutôt de la colère. 4 - Elles ne font pas la fête. 5 - Elles ne sont ni amies ni copines ni collègues ni rivales. Sont solitudes. 6 - Elles ne sont pas éternellement jeunes et belles – ça se gâte un peu de ce côté-là.

Trois sourires de façade. Trois rêves de jeunes filles perdues. Trois vies façonnées. Autant de carcans vivants. Et après ? Je ne sais pas, sans doute qu’elles nous montrent leur « spectacle ». Attention dans un instant vous allez assister à un spectacle qu’elles disent, on est au courant qu’on est là pour un spectacle, y a anguille sous roche, je ne vais pas tarder à oublier ces « éblouies », de grâces elles vont devenir garces.

Les « éblouies » ? Sont trois mais je ne sais plus qui est qui. Portent un informe manteau ou une robe de soirée puis un semblant de tutu quand ce n’est pas un pyjama. Je ne vous parle pas des pieds, équipés d’une paire de chaussure à talon ou de godasses marrons. Les « éblouies » ? Tantôt femme érotique, tantôt femme de ménage, femme Sans-Domicile-Fixe, femme tutu, femme oubliée. Se transforment. Jamais les mêmes. S’interchangent. Se commuent. Se recyclent. Se réincarnent. Se remodèlent. Se pervertient. Se transfigurent. Avec les « éblouies », la vie se déroule à cent à l’heure, elles se transilluminent. Se dénaturent. Se faussent. Se travestient. Se truquent. Se modifient. Se métempsychosent.

Les « éblouies » ? Ont des facettes comme j’ai des facettes. Se cherchent. Cherchent leur raison et leur irraison. Le réel et le rêve, la ligne droite et la courbe. On ne passerait pas d’un état à un autre, on y serait constamment, d’ailleurs y a qu’à les écouter pour s’en rendre compte : elles sont folles à lier : « ALLUMER LA LUMIÈRE, RESTER VIGILANTE, FAIRE LA LISTE DES COURSES, AVANCER LA COMMANDE, COUVRIR LE TOIT, ÉPLUCHER LES CAROTTES, PRENDRE UN BAIN, ALLUMER LE GAZ, DÉCHIRER LES PROSPECTUS, INVENTER, ANNULER LE RENDEZ-VOUS, PENSER À TOUT, CONTRÔLE-TOI!, TÉLÉPHONER AU FACTEUR, INVENTER, OUVRIR LA PORTE, FAIRE L’AMOUR, SAUTER LES POUBELLES, PASSER PAR LA FENÊTRE, RELEVER LE LINGE, NOURRIR LE LAPIN, MANGER LE CHAT, PENSER, PRÉVENIR, ASSURER, ÉVOQUER, RAPPELER, RAPPELER MON ÂME, DÉCOUPER LA BOÎTE-AUX-LETTRES, NETTOYER L’ÉVIER, RACLER LES ÉTOILES, JETER LE RENDEZ-VOUS, INVENTER, RÊVER, FAIRE LA LISTE DES CHOSES À FAIRE, FAIRE LA LISTE DES CHOSES À FAIRE, CASSER TOUS LES VERRES SALES »

Soudain de carré ça devient rond. De repéré ça devient flou. De crié ça devient soufflé. Les gestes de ces femmes « éblouies » changent. Du tout au tout. De sensuel ça devient moutonneux. De façade ça devient intérieur. De séduction ça devient direct. De dure ça devient berceuse. D’adulte ça devient l’enfance. Tous les horizons sont permis. No limit. Directe au ciel.

Retrouver la folie de l’enfance. Sa naïveté. Ses désirs. Ses fantasmes. Ses rêves. Même les plus fous. Tout est permis. Comme danser sur de la musique bétonnée, pas vraiment un truc qui bouge genre Sexion d’assaut, plutôt de la musique Garage, un bruit sourd. Dur. Roc. Ça accroche. Ça vibre. Ça rend sourd. La raison rend sourd. La raison rend aveugle. D’ailleurs y a une qui ne voit plus. Elle est aveugle. Aveugle de la vue ou aveugle de la vie ? Il est bon quelquefois de s’aveugler soimême. Et bien souvent l’erreur est le bonheur suprême.

Et l’aveugle qui vocifère Regardez-moi ! Regardez-moi ! Regardez-moi ! avant de se réfugier en présence de ses comparses, derrière un écran. Derrière tout est permis. Derrière le contour devient flou. Rien sur quoi tenir. S’accrocher. Un passage derrière et ça repart de plus belle. Un passage derrière et les voilà dans leur misère. Ah voilà ça y est. Elles rêvent enfin. S’arrondissent. Se libèrent. Ont trouvé leur lieu. Font UN.

Et la fin ? Comment c’est la fin ? Y a pas de fin. Pas vraiment de fin. On les retrouve pareille. Pareille qu’au début. Les mêmes. Quasiment les mêmes. Mais moi. Moi qui les ai regardés. Moi qui les ai vues se transformer. Moi qui les ai vues changer, suis-je le même ?

Pour le Dico du Spectateur,
Joël Kérouanton

(à partir de collectes d’écrits : classe 3e pro du Lycée Blaise Pascal de Segré-sur-danse, enseignants du stage dansécriture, membres du Service d’accompagnbement à la vie sociale du Joncheray, classe de CM2 de Châteauneuf sur Sarthe et nombre spectateurs du Pays Segréen, amateurs d’expérimentations dansécriture).

« LES ÉBLOUIES » - Cie Nadja Lydia Boukhirane
Chorégraphie et interprétation : Lydia Boukhirane. Interprétation : Isabelle David, Hélène Marionneau. Création lumière : Catherine Reverseau. Création sonore : Erwan Quintin. Costumes : Pomme Biache