Segre-sur-danse

Parait qu’après le dernier sommeil les habitants de l’Anjou bleu dansent et grattent du papier, les os s’entrechoquant dans une musique des morts que seuls ces autochtones perçoivent.

Le fait est que ces campagnards dansent et écrivent comme ils respirent. Du berceau au cercueil. À Segré-sur-danse, le bambin s’essaierait au geste artistique avant de marmonner, écrirait de la poésie avant de tenir la plume, danserait de tout son long avant de marcher. D’aucuns auraient vu des enseignants traduire la poésie juvénile en arabe, le tout scandé et maillé de danse.

Pour danser ça a dansé. Et pas qu’un peu. École du dimanche, École de la danse, École de la différence, École des arts et lettres, École de Jules Ferry, École de la rue, École du jeu, École de la campagne, École de la tchatche, École de la nage, École des élus, même la régie du Théâtre a mis en branle sa carcasse.

Le plus drôle dans cette rencontre entre la danse et le public Segréen est la tête des nageurs en piscine, interpellés entre deux brasses par des rifs de guitare électrique, tandis que la chorégraphe et danseuse Lydia Boukhirane se meut autour du bassin, puis dans le bassin et enfin au-dessus. Autre image : les danseurs du Joncheray (foyer de vie médico-social), venus assister en nombre au spectacle Les éblouies, ces danseurs dansants sur le plateau après la représentation, et même sur le parking du centre culturel-sans-nom-mais-que-tout-le-monde-essaie-de-nommer. À coup sûr, la rencontre eut lieu, et c’est peu de le dire. Des bruits circuleraient dans le Segréen au sujet de futures collaborations entre ces danseurs autrement capables et la chorégraphe Lydia Boukhirane. Flash encore : la tête décomposée des membres de la Compagnie Nadja face aux 250 chenapans venus assister au spectacle « Les éblouies ». Allaient-ils capter l’attention de ces marmots pétaradant d’énergie ?

Un coup j’accompagnais cette petite troupe venue des Monts d’Auvergne et d’Île de France (quand ils ne se produisent pas à Singapour, en Israël, en Turquie ou dans les autres régions de France), un coup je me réfugiais dans les loges du Centre culturel ou dans les cafés de la ville pour écrire les traces dansées de ces rencontres se déroulant le plus souvent à huis clos. Et c’est parce que le huis-clos des ateliers dansécritures s’est imposé que la perspective de ces traces trouva évidence : la performance pédagogique se situe sur le même plan que la performance artistique, produisant un troisième sillage qui dépasse les deux premiers. D’ailleurs quelques traces de ces huis-clos dansécritures furent déployées dans le hall du Centre culturel, comme un livre mis en espace, le sol devenant page, la marge mur et le bassin d’eau dialogue lexicale.

On pourrait penser ces textes comme les uniques traces de ces rencontres dansées. La danse advenue, les corps en mouvement se dissiperaient dans les airs. Tout resterait fluide, liquide, gaz, et seul le mot imprimé sur papier rendrait compte de ce qui se serait produit ? Sourions des idéologues qui envisageraient la danse comme un art éphémère : ce ne serait pas ces quelques mots qui occulteraient l’essentiel,

                la mémoire du corps. 

Tout ça ne se fit pas seul. L’appel à productions écrites encouragea le public à traduire le geste dansécriture expérimenté en atelier, ou à restituer la position de spectateur face à un « psétacle de danse », comme disent les p’tits gars et fille du Pays Segréens venus assister en masse aux représentations. L’écriture autour de la danse ? Une façon de s’approprier l’« histoire », de la traduire à sa façon et s’en faire sa propre histoire : une communauté émancipée serait une communauté de conteurs et de traducteurs. Bien évidemment, ces histoires et ces traductions se sont immiscées subrepticement dans l’écriture, jusqu’à m’offrir des rampes de lancement, inspirer ma musique des mots, quand ce ne sont pas les mots du public qui rencontrèrent les miens. Ces cadeaux lexicaux m’ont aidé à traverser le territoire Segréen sans trop de pertes et fracas, quoique l’écriture, comme la danse, porterait à chaque instant le prisme du non-retour.

Durant nos périgrénations Segréennes, la chorégraphe et moi avons découvert un intérêt commun, celui de chercher une forme pour rendre l’insaisissable. Nous avons perçu aussi quelques écarts, notamment la forme des chantiers mis en œuvre.
Quand l’ensemble de la Compagnie se plie en quatre pour installer un baudrier au-dessus du grand bassin de la piscine, de façon à faire s’envoler bulu, le personnage d’« idiot du village » incarné par Lydia Boukhirane, je m’initie au jargon waterproof version javellisée et griffonne le moindre détail de cette nouvelle scène contemporaine, de façon à planter le décor de mon futur texte.
Quand les danseurs lâchent prise après leur performance, s’éloignent du travail corporel, distendent les muscles, relaxent les neurones, discutaillent jusqu’à plus soif, je plonge dans le travail des mots.

Quand la Compagnie entre dans un processus inédit de création artistique au château de Pouancé, je vais écrire, ailleurs.

Nous avons sué, mais pas au même endroit. Ni à la même heure.

Ce qui s’est produit dans ces rencontres adviendrait à un endroit que nul ne pourrait déterminer. Mais c’est advenu. D’aucuns diraient qu’il y aurait des échos dans un hôpital, une école, un service d’accompagnement à la vie sociale, voire dans les projets artistiques de la compagnie invitée. La liste n’est pas exhaustive.

Même si la rencontre entre un écrivain et des danseurs serait d’abord l’expérience de la différenciation (être au plus proche, ce n’est pas toucher : la plus grande proximité est d’assumer le lointain de l’autre) quelques membres de la Compagnie Nadja ont mis leur main à cette pâte lexicale, comme j’ai pu, à diverses occasions et sans réellement rechercher la réciprocité, mettre mon corps à l’épreuve de la danse. Car la réciprocité serait leurre, être côte à côte serait déjà geste, quant au don/contre-don il existerait si on accepte que l’autre ne renverrait pas la balle, mais l’expédierait vers un ailleurs indéfinis.

Alors il s’agirait d’écrire les ondes de choc que produirait cette rencontre annuelle entre la danse et le public Segréen, ondes de choc bien évidemment intraduisibles. Sans que cela ne serait le projet initial, adviendrait autant de genres littéraires que de rencontres, chaque moment possédant son rythme, son angle, son univers, son langage, son geste, son regard.
Pour rendre trace de ces rencontres dansécriture, j’ai choisi des moments, des endroits, des rêveries, des dits et écrits d’habitants bien évidemment détournés : je n’étais pas là pour boire des coups à la terrasse des cafés, quoique ce programme bourré d’aventures ne m’eut pas déplu.

Allons : les mots seraient seulement des mots, et la danse seulement la danse, aussi reste le regret de ne pas avoir mâchouillé la Fine d’Anjou en forme d’ardoise de la boulangerie Gabillard, à Saint Gemmes d’Andigné, Pays-de-Loire, France, Europe, Monde. Mais écrire, danser ou faire une bonne chère, fallait choisir. Et le mouvement de la dansécriture l’a emporté. Définitivement.

Pour le Dico du Spectateur,
Joël Kérouanton