« Brouette » à la Maison de quartier la Liberté bis

La Roche sur Yon, lundi 16 février 2018.

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En réaction au texte de Brouette, notre discussion est partie sur la permaculture. Peu de spectateurs connaissaient ce modèle d’agriculture, et cela a permis à certains d’expliquer aux autres ce qu’ils en savaient : 1) creuser une tranchée assez profonde, 2) y déposer déchets, paille, laine de moutons, bois et toutes sorte de saloperies, puis les recouvrir de terre pour former une belle butte, 3) y planter (n’importe comment) des légumes, des fleurs… Le miracle, c’est que ça marche : il y pousse de beaux légumes, les petits donnent de l’oxygène aux grands et la terre n’a pas à être travaillée.

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On a fait le parallèle entre la permaculture et les livres, parce que la comédienne de Brouette a jeté Madame Bovary aux ordures. Madame Bovary a alimenté la réflexion de la comédienne, sur qui elle est, sur comment elle se voit, sur ses goûts. La comédienne pourrait (presque) remercier Gustave Flaubert.

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La lecture, c’est comme la permaculture, parce qu’elle tisse des liens de façon naturelle entre les livres qu’on lit, peu importe lesquels, et elle nous permet de grandir à partir du terreau que constituent tous ces livres.

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Le livre ? Il instruit, il construit, il distrait. Il peut aussi remettre sur les rails des gens qui dérailleraient un petit peu. Beaucoup de spectateurs ont dit : « Parler des livres, ça fait parler beaucoup. Ça fait parler de soi aux autres. Le livre, ça fait s’ouvrir aux autres. 

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On ne peut pas voir Brouette sans penser aux livres qui nous ont marqués. À La Roche-sur-Yon, pendant cette soirée d’hiver étoilée, la liste fut longue : Claude Bessac, Sainte-Beuve, 20 000 lieux sous les mers, Bécassine, Les Misérables. Un spectateur a aussi parlé de Mille femmes blanches, un ouvrage récent qui relate l’histoire de femmes troquées contre des chevaux et des bisons pour favoriser l’intégration du peuple indien. Dans ce livre, on trouve de tout. La sociologie, l’éthique, l’imaginaire. Les livres nous apprennent et nous aident à tenir debout. Quelqu’un qui ne lit pas, il lui manque quand même quelque chose.
— Je connais des surfeurs qui disent : « Ceux qui ne surfent pas, il leur manque quelque chose ». (Rire !) Comment aborder cette question-là auprès de non lecteurs sans devenir des préconisateurs de vie ?
— C’est vrai. Cela dit, le surf, la lecture… C’est différent. Il faut être assez jeune pour surfer, alors qu’il n’y a pas d’âge limite pour lire ! Mon oncle a 103 ans, on le voit à la bibliothèque toutes les semaines.

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Des phrases du spectacle sont souvent revenues dans nos discussions et sont presque devenues des phrases cultes. Par exemple : « Je me suis rendu compte que j’avais vécu des choses que je ne savais pas que j’avais vécu avant d’avoir lu ». Cette phrase nous a beaucoup parlé et nous a beaucoup fait parler : de la transmission orale, de la transmission écrite, de la lecture comme repère du temps qui passe, du développement de l’intériorité que permet la lecture, du mélange des langues. Cette brouette à deux roues nous a fait emprunter une multitude de chemins dans une multitude de directions. Comme si le livre, objet statique, avait été mis en mouvement, comme si le spectacle l’avait rendu sensuel, sensible… Le livre ? Un objet vivant.

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Et puis il y a eu ce témoignage d’une dame qui réfléchissait beaucoup à « comment je lis ». Elle aime quand il y a de la place entre les lignes « pour s’y asseoir ». Il y a des livres dans lesquels il n’y a pas de place entre les lignes, cette dame cherche toujours ça, cette place. Il ne s’agit pas de livres avec des interlignes en pagaille, non. Ce sont des livres où l’écriture, la langue elle-même, laisse de la place pour un dialogue intérieur.

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Lire, c’est un plaisir qui peut durer, comme un parfum qu’on garderait très longtemps. Comme une émotion qui reste vivante ou que notre corps conserve en mémoire. Une empreinte émotionnelle. Un homme a donné l’exemple du Grand Meaulnes : plusieurs décennies après sa lecture, il voyait encore parfaitement les chemins, comme s’il avait marché sur ces chemins, comme s’il avait vécu l’histoire, en fait.

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Les professionnels du livre parlent de prescription. C’est peut-être risqué de prescrire un livre à quelqu’un. Peut-être aussi délicat que d’offrir un sac à main… Y a t-il autant de risque dans la prescription du livre que dans la prescription médicale ? Et quid des effets secondaires ? Des effets bénéfiques ? Certains livres peuvent provoquer des hallucinations visuelles. Est-ce que des livres sont interdits aux femmes enceintes ?

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Lorsqu’ils évoquent leur écriture, les auteurs disent souvent : « j’ai trois livres en chantier ». Lorsqu’ils évoquent leur lecture, les lecteurs disent aussi : « j’ai trois livres en chantier ». On peut avoir plusieurs livres en cours, mais souvent un seul est élu. Comment l’expliquer ? « Parce qu’il m’a parlé de ma propre histoire » a témoigné un spectateur de Brouette. Il a donné l’exemple de ce récit où les enfants peuvent continuer de grandir avec leurs parents, même quand ces derniers ont un certain âge.

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Parfois, quand on ouvre un livre, on a l’impression que l’auteur nous a donné rendez-vous, qu’il nous prend par la main. Mais parfois, c’est à nous d’aller vers l’auteur, sans qu’il vienne nous chercher. Et ça, ce n’est pas évident.

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Des livres peuvent faire peur : ils nous « parlent » (a priori) tellement qu’on hésite. Les lire serait comme un rendez-vous fébrile avec l’auteur. On sent que c’est intéressant, mais ça nécessite de trouver le bon moment pour entrer dedans. Or on ne peut pas prendre un livre à la légère. Le livre ne mérite pas ça. Il exige qu’on soit disponible pour lui. On ne pourrait donc pas lire à n’importe quel moment de sa vie ? Certains spectateurs ont témoigné de moments sans lecture. Parce que parfois c’est compliqué d’entrer dans un livre. Tout beau qu’il est, il fait parfois trop écho à nos vies.

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Une fois, j’étais tellement à fond dans mon livre que j’y pensais tout le temps. Je me réveillais la nuit et j’allumais la lumière parce que je croyais que les personnages étaient sous mon lit. J’ai arrêté de lire parce que je ne dormais plus.