Récit d'un (faux) bord de scène

« MASCARADE » à Nantes : Cédric transforme Cherdel, les danseurs et le TU »

DANSER, le magazine européen de la danse
Nantes, le samedi 27 novembre 2019

Ça veut dire quoi, Changer de peau, Se transformer ?
Chercher, le Devenir-Animal, Devenir Gargouilles
Maquillages, Camouflages, D’un état d’être, À l’autre
D’un corps, Qui se veut, Autre chose
Ce qui, Se passe, Quand on sublime
Les narrations saisi dans, Des nuits blanches
Là au milieu, Des foules, Dans le miroir, D’une salle de bain
Tenter de /Révéler /Des parts d’ombre
Fantasmées par/ Des costumes de peaux (1)


MASCARADE SONORE
C’est à un bord de scène un peu particulier que le public nantais fut convié hier soir, au TU-Nantes. Après une représentation chorégraphique de 3h30, sur fond de musiques fortes — trop fortes, ont dit certains spectateurs —, interrompues par des silences forts — trop forts, ont-ils répétés en chœur —, nombre d’entre-eux sont tombés en transe, quand ils ne sont pas tombés tout court. Pour la créatrice sonore, la musique forme le spectateur à la transe, en transe-formant son ouïe dans un corps-à-corps sonore. À n’en pas douter, la musique « ambiance » la pièce, lui donne une coloration, jusqu’à prendre toute la place. « Cet effet de surdité chez les spectateurs, est-ce volontaire ? » a demandé une femme installée au premier rang de cette belle salle de 600 places. « Ça fait partie de l’expérience que le spectateur soit atteint », a très vite répondu la créatrice sonore, avant d’ajouter : « Mais le corps du spectateur est mis à l’épreuve, s’il le souhaite ! Il décide de lui-même s’il veut être transformé par la pièce. C’est interactif.
— Vous cherchez donc à produire des spectateurs sourds ?
— S’ils ont envie de devenir sourd, c’est possible ! C’est un spectacle à option. »

« Le corps du spectateur est mis à l’épreuve, s’il le souhaite ! ». La créatrice sonore du spectacle MASCARADE

La créatrice sonore expérimentale — un environnement musical d’une radicalité totale — n’a pas laissé sans voix le journaliste de Télérama présent dans la salle, l’homme était même intarrissable, à la limite du pénible pour le public venu nombreux, le journaliste a conclu son long monologue par un « C’était délicieux, on passait vraiment de la douleur au bonheur ; quelque chose d’assez extraordinaire, mes tympans vous disent merci, mes zygomatiques aussi ». Avant d’ajouter : « Nos spectateurs-Télérama devraient se ruer vers ce spectacle ».
Après cet appel très net à ne pas rater le coche de MASCARADE, le journaliste a un peu perdu son auditoire par des sentences comme : « La grimace est porteuse d’une apologie du capitalisme aujourd’hui ; MASCARADE dénonce le masque que nous portons tous les jours » ou des propos d’une banalité regrettable tels que : « Au-delà de la rue et de l’esprit communautaire que l’on a vus, c’est vraiment un pas en avant pour notre société ».

DES VISAGES-MASQUES-SANS-MASQUES
La mise à l’épreuve par le son ne se fait pas sans grimaces chez les danseurs. Un masque naturel, un peu figé, visage-masque-sans-masque leur évitant de jouer des personnages : « Il s’agit de montrer des masques sans les représenter ? », s’est interrogé une spectatrice. « Dans la Grèce antique, les acteurs mettaient des masques en argile pour ne pas faire de grimaces », a avancé le chorégraphe Cédric Cherdel, avant de poursuivre : « Nous, à l’inverse, on utilise notre visage pour créer la grimace et rendre la pièce tragique ». La grimace n’est pas constamment figée, elle se meut au fur et à mesure de la danse et du rythme de la pièce jusqu’à se transformer en masque vivant — une façon de revisiter le masque, de le faire évoluer.

« Il s’agit de montrer des masques sans les représenter ? » Une spectatrice qui en a vu d’autres.

FABRIQUER AVEC LA POPULATION
Dès lors, on peut s’interroger sur la source de ces grimaces qui parsèment la pièce pendant deux cent dix minutes. Une telle variété n’est pas là par magie : elle provient d’une collecte dans une école maternelle, « pour capter de vraies grimaces et travailler ensuite, à partir de ce matériel, nos propres grimaces sur scène » a témoigné le chorégraphe très en forme et très verve — le seul qui n’avait pas joué.
La collecte ne s’est pas limitée à l’école : la rue aussi, fut terrain d’exploration, non sans imprévus. « On a interagi avec la population », s’est félicité Cédric Cherdel ; les artistes d’aujourd’hui ont presque changé de métier, « interacteur en population » : la poétique d’une œuvre
se fabrique maintenant dans un geste dialectique entre le dedans et le dehors des théâtres.

Interacteur en population, un nouveau métier qui fait réagir.

DE L’ORIGINE DU GESTE CHORÉGRAPHIQUE
Une autre spectatrice a interpellé les artistes à propos de cette focalisation sur les grimaces, « Quand même il y a beaucoup de corps et de mouvements dans la pièce, vous parlez très peu du déplacement dans l’espace, de toute cette énergie que vous déployez dans les corps, et du coup je me posais la question : comment est-ce que vous avez créé ? Qu’est-ce qui a fondé tous ces gestes, ces mouvements ? ». Cette « auto-bio-chorégraphie » s’est basée sur les propres émotions de Cédric Cherdel, pour laisser émerger des mouvements dansés se disséminant au fil du temps à travers le collectif de danseur. Un spectacle que le chorégraphe qualifie de « sincère et honnête dans la démarche ».
— « C’est quand même amusant de chercher la sincérité pour produire la mascarade ! » a rétorqué la spectatrice.

« C’est quand même amusant de chercher la sincérité pour produire la mascarade ! » Une spectatrice pince-sans-rire.

Le public fut nombreux à interroger Cédric Cherdel à propos de son travail autour de la grimace : « Comment ça marche une chorégraphie de grimaces ?, Est-ce que vous vous considérez chorégraphe de grimace ? … » Cédric Cherdel ne déconnecte pas le travail chorégraphique de la grimace ni le travail chorégraphique du corps. Pour lui, les expressions du visage témoignent de l’antériorité du danseur, « C’est introspectif, c’est très personnel » a-t-il même affirmé. Geste propre à chacun, qui exige cependant du temps d’apprivoisement entre danseuses et danseurs avant de devenir geste chorégraphique et de tendre, in fine, vers une « cohésion des grimaces ».
On le voit bien, délivrer des grimaces aussi belles que celles vues ce soir-là sur le plateau du TU ne se fait pas d’un coup de baguette magique.

« *Comment ça marche une chorégraphie de grimaces ? » Une spectatrice intriguée.

Le masque ne s’ajoute pas au corps, mais le corps est masque, comme si les danseurs portaient des masques naturels. Le chorégraphe a précisé : « Au niveau métaphorique, ces masques sont lourds à porter », d’où cette sensation de percevoir le poids de la grimace sur le corps.

LA PARURE POUR DEVENIR CHOSE
Prolonger le travail chorégraphique de la grimace par une recherche sur la parure, voilà le défi que s’est donné Cédric Cherdel pendant la création de MASCARADE. Il a pu, pendant ce bord de scène, raconter à un spectateur -trop- curieux le long cheminement qui le conduisit à garnir de plume le corps des danseurs : « Le plumage venait créer une unité sur le corps des danseuses et des danseurs, il venait créer des reliefs, des transformations avec un travail de la lumière venant renforcer cette véritable “pulsion de parure chez le sujet humain” pour reprendre les mots de Freud, cette volonté que nous avons tous, plus ou moins, de “devenir chose” ».

La parure de plumes, légère, associée à la brutalité du son, produit un « double paroxysme » comme a témoigné une spectatrice. « Le geste fait alliance entre la dimension très aérienne des plumes et la lourdeur extrême des basses, finalement c’est peut-être ce “double paroxysme” qui est générateur de la transe chez le spectateur ». En présence de ces matériaux très opposés, les spectateurs et spectatrices parviennent-ils à se raconter leur propre histoire ? Pas si sûr. Hormis le journaliste de Télérama (« À travers cette ambiance j’ai vu la métaphore des enfants et d’une vieille dame : on voit toutes les strates de la société, c’est vraiment magnifique, cela permet de montrer le feu que l’on a en nous même, par exemple j’adore le Nutella et je déteste tout ce qui est mondialisation. »), cette tendance à l’inorganicité, que nous aurions tous, et qui transpire dans les « décors humains » que sont les danseurs, a beaucoup intrigué certains spectateurs, à la recherche d’une narration et de personnages identifiés. Au moment où la costumière — conférencière à ses heures — évoquait cette fameuse volonté de devenir chose propre au genre humain, un spectateur virulent l’interpella : « Moi je n’ai rien compris ! C’est quoi l’histoire de votre pièce, les personnages ??? »

« La narrativité casse la création », a répliqué Cédric Cherdel, avant d’ajouter : « On raconte avec le cœur, c’est plus un voyage émotionnel qu’intellectuel. En dépendant de l’histoire qui se raconte, l’imaginaire ne peut se déployer ». Le chorégraphe fit référence, pendant une partie de la soirée, à la danseuse et chorégraphe Odile Duboc, dont un texte-manifeste est apposé à l’entrée du théâtre depuis le début des représentations de MASCARADE.

DU REGARD À LA PLUME

Un spectateur studieux

Est-ce ce texte d’Odile Duboc qui incita les spectateurs à prendre la plume et à laisser, à même le sol, des bouts de textes à disposition du passant ? Nous n’en saurons rien… mais nous pouvons partager ces mots tant ils révèlent la construction du geste cherdelois et donne à voir comment la réception de MASCARADE interroge des représentations de l’étrangeté, laissant libre l’imagination du spectateur. C’était hier soir, au TU-Nantes, au cœur du campus, à deux pas du tramway Faculté et du CROUS :


« De la personne aux masques, une traversée paroxystique et grimaçante, qui nous met à l’épreuve de notre propre transformation, spectateurs d’une transe profondément actuelle. »

« La joyeuse soupe de plumes aux grimaces explose sur le plateau, électrisant chaque corps sans début sans fin rythmée sur une musique infernale. MASCARADE se parade des masques qui se marrent : allégresse et confettis. L’entraînante danse sans queue ni tête change de visage à chaque coin du monde et se rit du pire. »

« Cinq danseurs traversent une dérive zygomatique intense et aérienne. L’occasion pour Cédric Cherdel de déployer son génie chorégraphique et d’éprouver la place du spectateur par l’intermédiaire de parures musicales et de plumages émotionnels. #sublime, #règles du jeu, #confetti, #transe-formation, #peau, #animal, #grimace »

Pour le Dico du spectateur,
Joël Kérouanton

« Le spectacle MASCARADE dénonce le masque que nous portons tous les jours ». Le journaliste Télérama.

Cet article est le récit d’une expérience Bord de scène menée au Théâtre universitaire de Nantes, autour du spectacle MASCARADE de Cédric Cherdel, dans le cadre des ateliers DANSÉCRITURE 2019.
ENTRAÎNÉ OU NON, AUCUN DES JOUEURS N’A VU LE SPECTACLE (QUI, DE TOUTE FAÇON, N’AVAIT PAS ENCORE ÉTÉ CRÉÉ AU MOMENT DU JEU).

Bord de scène est un jeu qui prend la forme d’une discussion d’après-spectacle, comme s’il venait d’avoir lieu. Le jeu construit collectivement la fiction d’un spectacle à venir. Les joueurs se divisent en journaliste, chorégraphe et danseurs et discutent du spectacle comme s’il avait déjà eu lieu, et en discutent les pourquoi et les comment… Une des personnes présentes est un joueur entraîné. Il amorce la partie et y met fin.
Bord de scène est un des dispositifs participatifs que propose la plateforme numérique du Dico du spectateur. Chaque expérience collective est un parcours libre, dans lequel le spectateur peut entrer et dont il peut sortir à sa guise.

(1) Texte laissé par un spectateur à la sortie de MASCARADE, TU-Nantes.

Photo en tête: ©Stéphane Bellanger