Le Quatrain | Haute-Goulaine

Salut de la troupe de Mascarade à la fin de la première, au Quatrain, à Haute-Goulaine.

Cet article est le récit d’une soirée « Critique du spectateur » mené avec Musique et Danse en Loire-Atlantique, le théâtre Le Quatrain et le groupe DANSÉCRITURE, autour du spectacle MASCARADE de Cédric Cherdel — ce soir-là, c’était la première.


Le Quatrain, 14 octobre 2020.

« Mascarade est une pièce de danse qui laisse venir. J’ai choisi ce titre pour ses multiples sens et pour sa capacité à contenir le vivant. De la fête à la tromperie, la mascarade contient (partout dans le monde) l’âme des cultures qui permet de rendre à nos actes présents leur valeur, leur sens, leur dimension sacrée. Sur le plateau, les interprètes entrelacent la marche, la voix, le cri, la danse, la polyphonie. En exerçant et articulant ces pratiques multiples, ils envisagent le plateau comme un atelier de fabrique et tenteront avec succès ou échec, avec humour et dérision de trouver le son qui unira leurs voix. Il leur faudra trouver la force et la poésie pour faire de ce présent un nouveau printemps. On pourrait dire que Mascarade, c’est l’histoire d’un peuple qui attend que ça bascule. » Cédric Cherdel
PRÉSENTATION DE MASCARADE PAR LE QUATRAIN



MASCARADE sera pour beaucoup d’entre nous le premier spectacle depuis le confinement.

Depuis six mois.

Ou plutôt : MASCARADE sera pour beaucoup d’entre nous le premier spectacle depuis le confinement, et le dernier avant le déconfinement du reconfinement.

Pas avant six mois.

MASCARADE sera donc, pour beaucoup d’entre nous, l’unique spectacle en l’espace d’une année.

Le groupe DANSÉCRITURE restitue la collecte d’impressions des spectateurs

ÉCHANGER AU TEMPS DU COVID
Après cinquante-sept minutes de représentation, nous voilà installés dans le hall du théâtre, prêts à noter les moindres phrases énoncées par les spectateurs autour d’un spectacle tout frais tout neuf, fabriqué dans le huis clos des studios de création. Lovés dans nos stands très lounges (fauteuils molletonnés ou mange-debout disposés aux quatre coins du hall), nous verrons le public passer sous notre nez : l’ambiance Covid ne facilite pas les échanges, et c’est carnet de notes en main que nous nous lèverons pour aller vers ce public, puisqu’il ne daignera pas venir vers nous. Autrement dit : si on veut des poissons dans notre filet, faut se jeter à l’eau.

Et ce sera le déferlement de mots.
Du vivre.
Du penser.
Du parler.

Un homme « épuisé par l’envie d’aller danser sur scène ».
Des gamines qui ont « beaucoup apprécié la partie tonique » et quittent Le Quatrain « ragaillardies ».
Un spectateur aguerri venu voir de la danse « non pour comprendre mais pour se laisser envahir par toutes les sensations ».
Une jeune femme témoignant de son « impression d’avoir été au cinéma ».
Un jeune homme ponctuant toutes ses phrases par des waouh ! avant de s’interroger soudainement : « Qu’est-ce qui lie les interprètes ? » Une spectatrice assurant être « rentrée dedans en dix minutes, le temps de faire le tour de la scène avec les danseurs ».
Une autre dame s’est « mise dedans au moment où les danseurs sont très très à l’intérieur d’eux, et devant nous ».
Une spectatrice amoureuse d’une « tribu reliée qui avance sur le fil de la vie avec son lot d’incertitudes et de parenthèses enchantées ».
Un spectateur louant « l’harmonie et la discordance qui se disputent, jusqu’à l’absurde ».
Une femme toute de blanc vêtue qualifiant la pièce de « documentaire ethnologique », ambiance proche de « fonds marins », où les danseurs représentent une colonie de poissons avançant ensemble, par vagues, non sans rythmes différents. Et soudain le banc de poissons éclate, avant de retrouver du commun -> un rythme commun -> une direction commune -> une geste commune -> un regard commun -> une esthétique qui tisse un fil invisible avec le public, et l’associe à tel point que l’imaginaire des interprètes et des spectateurs ne font peut-être qu’un ?

AMORCE
Nous sommes au lever du jour ou à la tombée de la nuit, nous sommes peut-être dans un rêve, nous sommes près de cent cinquante personnes face à ce bruit du corps dans la nuit dansée, ce corps qui évolue dans la pénombre, qui fait musique en ripant le sol, il respire, aaaaaah, ffffff, aaaaaah, ffffff, aaaaaah. Oui c’est ça, c’est vraiment ça, les premiers pas de MASCARADE représentent l’histoire d’une respiration dansée qui fait musique. Alors on se dit : « Quand est-ce que ça commence à danser ? » Un couple remet en question cette « danse à peine perceptible », cette scène demande beaucoup d’efforts, raconte-t-il, nos corps de spectateurs sont fatigués après la journée de labeur, faudrait quelque chose de plus tonique quand même.
Ce qui ne va pas de soi pour les uns va de soi pour les autres, nous échangerons avec un spectateur émoustillé par ce corps qui se met en chauffe : « Au début d’une pièce, c’est important de mettre le corps à plat dans un tonus bas. » On rencontrera même une spectatrice en très grande affection pour cette « danse de la pénombre », un traitement en négatif, une danse en creux, une scène primitive mettant en perspective le reste du spectacle. Ce moment suspendu, déplié au fil des tableaux, représentera en substance l’ensemble du ballet. Un incipit dansé qui fera débat et entraînera maintes vues contradictoires. La vraie danse commence-t-elle dans la pénombre, ou quand les lumières pointent le bout de leur nez ? Très vite nous sommes confrontés à l’absence de binarité de la pièce : le commencement de la pièce, comme le commencement de la mascarade, comme le commencement de l’humanité, n’a pas un début ni une fin précise. Il est fait d’entremêlement, de tissage, de haute couture.

CROCHET CHORÉGRAPHIQUE
Quand on parle tissage, on parle costume/création/inventivité des vêtements/personnages métamorphosés. Comme si « Noël était arrivé dans les costumes des danseurs » confie une dame extrêmement émue. Des costumes qui font décor par « leurs touches de gaieté agrémentées de confettis multicolores ». Il y avait décidément « un truc » avec ces accoutrements extravagants, témoigne une spectatrice-des-costumes affable : les danseurs avaient tous un motif accroché à leurs vêtements, et leur danse de ligne, « en serpentin », tournicotait, tissait sur elle-même, chaque danseur étant une maille du motif dans cette danse tout en finesse. Tout en finesse n’est pas l’expression qu’aurait utilisée cette spectatrice avide, elle y a perçu des costumes de maille, très « grossiers, moyenâgeux, rustiques ». Nous refuserons de départager ces positionnements antagonistes, nous les aimons, même, nous aimons entendre ces voix discordantes, telles ces voix entendues dans le spectacle, des voix qui raillent, qui déraillent, qui crissent faute de pouvoir crier.

À VOIX HUMAINE
Et il y a ces voix concomitantes à la danse. Ce couple poétique omniprésent. « Mais comment font les danseurs pour donner autant de voix ? » s’interroge une spectatrice. La performance entre la voix et le corps, « ça m’a mise en état d’apnée », rapporte-t-elle. Nous entendrons de nombreux témoignages à propos du premier chant sous la neige, cette « bouche qui ne se ferme jamais », cette bouche qui « prend son souffle autrement quand même ». À ce moment-là, le souffle, à l’origine du geste corporel et vocal, soutient véritablement l’un et l’autre dans un art hybride, plus vraiment du chant, plus vraiment de la danse, presque une nouvelle discipline artistique. Mais quand est-ce que ça commence vraiment à danser ?

Dessin de Wenaël Aloë-Scala, réalisé en direct pendant la représentation

Ce « gros travail sur le souffle », cette « fragilité chantée » laisse certains spectateurs cois tant la danse et la voix se fondent en un seul geste expressif. « Parce que dans la pièce, avant la voix il y a le silence, avant le plein il y a le vide » tente de comprendre un spectateur émancipé+++, qui ne peut s’empêcher de virevolter joyeusement quand il parle. Et ce vide de la lumière qui s’éteint, à la toute fin, pour nous replonger dans un peuplement de voix, une belle façon de quitter la danse. Une belle épanadiplose, aussi : la scène d’amorce se déroule dans la pénombre, tout comme la scène de fin.

PENSÉES À TIRE-LARIGOT
Si l’on mesure la puissance d’un spectacle à la pluralité de ses évocations, MASCARADE tient la marée, et pas qu’un peu. Il provoque chez les spectateurs des flux de pensées à tire-larigot, ils y ont vu (liste non exhaustive) : le madison et ses mouvements quelque peu mécaniques ; les carnavals dans le nord de la France, où les habitants défilent sans penser qu’ils défilent véritablement ; le travail chorégraphique de Maguy Marin, un May B joyeux, éclatant, pétillant ; le carnaval de Bâle, avec ses nombreux confettis ; des Gilles — personnage masqué de carnaval en Belgique — pouvant se tromper, à l’imperfection touchante, braconnant dans leur corps pour rattraper le mouvement ; des personnages à l’identité plurielle tels des enfants, des vieillards guerriers, des rugbymen, des mannequins collection automne 2020, des reines du carnaval, des potes de chambrée, des choristes futuristes, des danseurs folkloriques, des clubbers… ; les files indiennes et la chanson fredonnée par les joyeux compères des Aventures de Peter Pan (Walt Disney, 1953) : « À la file indienne, indienne, indienne / Si à la file indienne / Nous marchons un par un / C’est à la file indienne, indienne, indienne / C’est à la file indienne / Qu’nous filons les Indiens ! ».

UN SPECTACLE CONFÉTIQUE
MASCARADE, une fête ? s’interroge-t-on au final. En guise de fête, il y a ces confettis. Des rideaux entiers de confettis, que les danseurs et danseuses parfois traversent, telles des tempêtes de neige. Ces confettis ne sont pas lancés par une main joyeuse, ils tombent comme tombe l’éclair : sans préavis. Le sol de MASCARADE glisse, les confettis font tapis de glace. Stoppent net la marche des danseurs. Les rappellent à leur mortalité. Poétisent le plateau. Font décor. Font costume. Et les danseurs s’y perdent, dans ces confettis. Les danseurs y disparaissent, pour réapparaître (une spectatrice nommera cette approche « l’esthétique des confettis »). Quand la danse cesse et que la lumière s’éteint, il y a toujours un cotillon qui traîne, toujours une voix qui continue à nous guider quelque part, dans une fête aux alentours.

UNE FURIEUSE ENVIE DE DANSER
Après notre enquête réceptive de MASCARADE au Quatrain, nous avons réalisé des recoupements de données, évalué les propos récurrents, mené quelques réflexions comparatives, et il ne fallait pas s’appeler Friedrich Nietzsche ou Pierre Bourdieu pour comprendre la chose suivante : regarder MASCARADE donne envie d’aller sur scène. Donne gravement envie d’aller sur scène, nous a-t-on signalé. Une spectatrice d’évoquer cette sensation « d’être appelée », le rythme du spectacle amenant une certaine gaieté, et donnant parfois envie de suivre les danseurs à même le plateau. Ça commencerait-il à danser quand les spectateurs dansent ? Portée par la danse et la création sonore — une énergie comme une invitation —, une adolescente témoignera avoir hâte « de retrouver toutes ses copines pour mettre le geste du bassin dans leurs corps », ce fameux mouvement du bassin d’avant en arrière pratiqué en continu par les danseurs, quelles que soient leurs phrases chorégraphiques. Un mouvement qu’ils aiment à nommer la « mascamarche », apprendra-t-on en partageant un verre en fin de soirée avec l’équipe artistique. La correspondance avec la danseuse Léa Rault me révélera ce mouvement, issu du folklore basque espagnol, emprunté à ces hommes et à ces femmes qui marchent en faisant sonner une cloche de vingt kilos accrochée à leur bassin.

PROXIMITÉ AVEC LE PUBLIC
Les interprètes auraient-ils gagné en capital sympathie au fil des scènes ? Certainement. Et ce capital de s’accroître par les mimiques, les pantomimes, la musique répétitive que l’on retrouve dans les danses enfantines, la drôlerie, voire la loufoquerie, de certains moments, la façon dont les danseurs font les idiots (« les gogols », a même dit un spectateur). Progressivement, sans qu’il y ait de point de bascule net, bon nombre de spectateurs allaient fondre de plaisir à voir fondre les mouvements des interprètes les uns dans les autres, dans un final tirant vers la transe.
Plus que danser avec les interprètes, c’est « faire la fête avec eux » qui emporta le pompon et nous montra, si l’on était passé à travers, la grande proximité tissée entre public et interprètes en moins d’une heure, par une pièce-transe que certains finiront par qualifier de « tribale », « obsédante », « ethnique ». Bien sûr, l’on pourrait se demander : Pourquoi n’est-on pas allé rejoindre les danseurs dans leur mascamarche ? Parce que c’était le code. Parce qu’il y avait une vraie patte chorégraphique à préserver. Parce que nous sommes polis (trop ?). Parce que ce n’était pas le parti pris du chorégraphe d’inviter les spectateurs à devenir danseurs parmi les danseurs. « Ils tiennent leurs regards de leur présence face à nous », analysera une collectrice. Nous lui demanderons de répéter. Les danseurs tiennent leurs regards de leur présence face à nous. L’inquiétante étrangeté des danseurs émane de nos regards étranges de spectateurs.


Pour Le Dico du spectateur,
Joël Kérouanton,
à partir des paroles recueillies par le groupe DANSÉCRITURE Mascarade : Anne, Céline, Élisabeth, Élise, Fernand, Inès, Joël, Gilda, Romane, Wenaël.



DISTRIBUTION MASCARADE
CHORÉGRAPHIE : CÉDRIC CHERDEL
INTERPRÉTATION : LAURENT CEBE, AÏCHA EL FISHAWY, CÔME FRADET, QUENTIN GIBELIN ET LÉA RAULT
CRÉATION COSTUME : MICHA DERRIDER
CRÉATION SONORE : AURÈLE GUIBERT
CRÉATION LUMIÈRE ET SCÉNOGRAPHIQUE : YOHANN OLIVIER
PRODUCTION/ADMINISTRATION : JUSTINE LEFEBVRE
La chanson Le printemps est composée par Flora Détraz

Crédits photos d’en tête : Sabrina Rousseau (photo d’en tête), Bastien Capala (photos des collecteurs en situation d’agora)
Remerciement à toute l’équipe de Mascarade et du Quatrain pour l’acceuil chaleureux autour d’un p’tit muscadet bien senti (à la toute, toute fin de soirée !), un moment chaleureux où nos émotions de spectateurs ont pu dialoguer avec les émotions des artistes. Malgré nos écarts (et nos masques !) — nous ne regardons pas du même endroit — nous avons saisi la belle coprésence qui nous liait et qui produit toute l’intensité d’un spectacle.
Clin d’œil à Elise pour ses relectures attentives et joyeuses.
Salutation à Jacques Rancière et son cultissime ouvrage Le Spectateur émancipé, dont quelques courts fragments ont atteri par mégarde dans cette critique collaborative. Promis, à la prochaine agora du spectateur, on vous invite.
Coup de chapeau à l’ouvrage collectif Folklore, édité par le Centre Pompidou Metz, qui retrace les relations, parfois ambiguës, qu’entretiennent les artistes avec le folklore, de l’emprunt formel à l’imitation d’une méthode, de la fascination à l’ironie critique. Quelques courts fragments parcourent ce texte, çà et là.
Première mise en ligne le 10 novembre 2020 et dernière modification le 27 février 2021